Chapitre 15
TRAHISON
Jimmy s’immobilisa.
Son escorte s’arrêta derrière lui.
— Nous ne sommes pas censés aller plus loin, messire, déclara le capitaine qui commandait la compagnie de gardes royaux. (Il regarda autour de lui avant d’ajouter :) Le soin de vous accompagner revient à ces…
— Capitaine ?
— Loin de moi l’idée de manquer de respect au duc Duko, messire, mais après tout, il y a encore un an, nous nous battions contre lui et ces misérables chiens à qui il donne le nom de soldats. (L’officier nota l’air désapprobateur de Jimmy et reprit :) Quoi qu’il en soit, ils devraient déjà être là pour monter leur camp avant de repartir en patrouille.
— Ils ont peut-être eu des ennuis.
— C’est possible, messire.
Ils se trouvaient à un carrefour, à l’endroit même où s’arrêtaient les patrouilles krondoriennes. Au-delà, tout ce qui descendait vers le sud était de la responsabilité de Duko. La route qui partait vers le sud-ouest menait à Port-Vykor tandis que celle du sud-est, qui commençait à proximité de la baie de Shandon, aboutissait à Finisterre.
— Tout ira bien, capitaine, assura Jimmy. Nous sommes à mi-chemin de Port-Vykor et devrions rencontrer l’une des patrouilles de messire Duko d’un jour à l’autre. S’ils ne sont pas là aujourd’hui, nous les croiserons demain, j’en suis sûr.
— Je me sentirais quand même mieux si vous attendiez ici jusqu’à leur arrivée, messire. Nous pouvons nous attarder encore une demi-journée ou plus.
— Merci, capitaine, mais c’est non. Plus vite j’arriverai à Port-Vykor, plus tôt je pourrai m’atteler à la tâche que le prince m’a confiée. Nous allons suivre la route du sud-ouest jusqu’au coucher du soleil, puis nous monterons le camp. Si demain, la patrouille de Duko ne nous a pas rejoints, nous poursuivrons notre chemin jusqu’à Port-Vykor tout seuls.
— Très bien, messire. Que les dieux veillent sur vous.
— Sur vous également, capitaine.
Malar et Jimmy quittèrent la patrouille krondorienne, qui repartit vers le nord tandis que les deux hommes prenaient la direction du sud-ouest. Ils chevauchèrent à travers la paisible campagne, couverte de broussailles et de champs qui auraient pu être cultivés s’ils n’avaient été si souvent ravagés par les bottes des conquérants. Au cours des cent dernières années, les Keshians et les soldats des Isles avaient transformé ce paysage vallonné et peu boisé en un désert humain. À l’est, les terres fertiles du val des Rêves permettaient aux fermiers et à leurs familles de subsister en dépit de la menace constante de conflit entre les nations qui les bordaient. Mais la région que traversaient actuellement Jimmy et Malar n’offrait pas une telle abondance. À part les deux voyageurs, il ne devait pas y avoir âme qui vive à quatre-vingts kilomètres à la ronde.
— Que fait-on maintenant, messire ? s’enquit Malar lorsque le soleil commença à sombrer à l’ouest.
Jimmy regarda autour de lui et désigna un petit vallon au bord d’un ruisseau bien clair.
— Nous camperons ici pour la nuit. Demain, nous continuerons vers Port-Vykor.
Malar débarrassa les chevaux de leur selle et les étrilla, ce qui permit à Jimmy de découvrir qu’il était bon palefrenier, en plus de ses nombreux autres talents.
— Donnez à manger aux bêtes pendant que je ramasse du bois, ordonna le jeune homme.
— Bien, messire.
Jimmy fit le tour du site où il avait choisi de camper et ramassa suffisamment de petites branches et de brindilles pour allumer un bon feu.
Lorsque ce fut fait, Malar entreprit de cuisiner un repas acceptable : des gâteaux secs ainsi que du bœuf séché et des légumes coupés en petits morceaux mélangés à du riz, un plat auquel il ajouta des épices, ce qui lui donna un goût savoureux. Le serviteur sortit également une bouteille de vin de la lande Noire – il avait même pensé à apporter les verres.
— Port-Vykor ne se trouve pas vraiment sur votre chemin, dit Jimmy en mangeant. Si vous êtes prêt à courir le risque, je veux bien vous donner ce cheval et vous laisser partir vers l’est. Vous êtes encore au nord de la frontière, vous devriez pouvoir atteindre le val sans danger.
Malar haussa les épaules.
— Je finirai bien par retourner dans le val, messire. Mon maître est certainement mort, mais sa famille a peut-être réussi à maintenir son commerce à flot et je pourrai sans doute leur être utile. Mais je préférerais passer encore un peu de temps en votre compagnie – je me sens plus en sécurité avec vous, grâce à la férocité de votre lame, que si j’étais seul.
— Vous vous en êtes pourtant bien sorti durant tous ces mois d’hiver où vous avez erré dans les bois.
— C’était par nécessité et non par choix. D’ailleurs, j’ai passé la plus grande partie de mon temps à me cacher en mourant de faim.
Jimmy acquiesça, termina son repas et but son vin.
— N’aurait-il pas tourné ? demanda-t-il.
Malar en but une gorgée à son tour.
— Je ne crois pas, messire.
Jimmy haussa les épaules.
— Il a un goût bizarre, comme du métal.
Malar prit une nouvelle gorgée.
— Je ne remarque rien, messire. C’est peut-être dû à l’arrière-goût que vous a laissé le plat. À présent que vous avez fini de manger, buvez à nouveau, le vin aura peut-être un autre goût.
Jimmy avala une autre gorgée.
— Non, il a vraiment tourné. (Il reposa son verre.) Je crois que je ferais mieux de boire de l’eau. (Malar fit mine de se lever mais Jimmy le devança.) Non, j’y vais.
Il se dirigea vers le ruisseau. Brusquement, il fut pris d’un étourdissement. Il se retourna et regarda en direction de l’endroit où étaient attachés les chevaux. Ces derniers lui parurent s’éloigner. Puis il eut l’impression de tomber dans un trou, car le sol lui semblait beaucoup plus proche à présent. Jimmy baissa les yeux et vit qu’il était tombé à genoux. Il essaya de se relever mais la tête lui tourna. Il s’effondra sur le sol et roula sur le dos. Le visage de Malar Enares apparut dans son champ de vision et sa voix lui parvint de très loin :
— Je crois que le vin avait bel et bien tourné, messire James.
Le serviteur disparut. Jimmy tenta de le suivre et se mit à plat ventre. La tête appuyée sur le bras, il vit Malar s’approcher de son cheval et ouvrir la sacoche contenant les messages destinés au duc Duko. Le serviteur en examina plusieurs, hocha la tête et les remit dans la sacoche.
Jimmy sentit le froid envahir peu à peu ses jambes et éprouva un sentiment de panique un peu distant. Son cerveau s’embrumait et il n’arrivait pas à se rappeler ce qu’il était censé faire. Sa gorge commençait à se resserrer et sa respiration devenait de plus en plus difficile. Jimmy tenta d’ouvrir sa bouche de force à l’aide de sa main gauche, mais il avait l’impression de porter d’énormes gants. Des sensations sourdes atteignirent son cerveau. Il se retrouva brusquement avec des haut-le-cœur et vomit sur ses propres doigts. Il suffoqua, s’étrangla et cracha avant de gémir à haute voix. Une douleur insupportable envahit son corps tandis que son estomac se soulevait à nouveau.
La voix de Malar lui parvint encore une fois de très loin :
— Quel dommage qu’un noble aussi jeune et beau que vous doive mourir d’une façon aussi déshonorante et salissante ! Mais telles sont les nécessités de la guerre.
Quelque part dans la pénombre, Jimmy entendit un cheval s’éloigner. Puis une nouvelle crampe lui causa une douleur atroce et tout devint noir.
Dash contempla le visage des nouvelles recrues. Certains étaient d’anciens soldats, des hommes grisonnants qui se rappelaient comment on manie une épée. Les autres venaient de la rue, des durs tout aussi susceptibles de se bagarrer dans une taverne que d’essayer de ramener la paix en ville. Quelques-uns, enfin, étaient des mercenaires à la recherche d’un travail stable, des citoyens du royaume visiblement, mais pas des criminels connus.
— Krondor est actuellement sous loi martiale, ce qui signifie que le moindre crime ou délit est passible de pendaison.
Les recrues se regardèrent. Certains individus hochèrent la tête.
— Ceci va commencer à changer à partir d’aujourd’hui, poursuivit Dash. Vous êtes la première compagnie d’agents de police. Plus tard, on vous expliquera plus en détail ce que cela signifie ; mais pour le moment, nous n’avons malheureusement pas le temps de vous former. Je vais donc éclaircir certains points avec vous. (Il leva le brassard rouge qu’il tenait à la main et sur lequel figurait un blason grossier semblable à celui du prince.) Vous porterez ceci tout le temps que durera votre tour de garde. C’est à ça que l’on vous reconnaîtra. Si vous fracassez la tête de quelqu’un pendant que vous portez ce brassard, on dira que vous rétablissez l’ordre ; sinon vous ne serez qu’un autre ruffian que j’enverrai derrière les barreaux. C’est bien compris ?
Tous hochèrent la tête ou grognèrent pour montrer leur assentiment.
— Les règles sont très simples. Ce brassard ne vous donne pas le droit de brutaliser quelqu’un, de régler vos comptes personnels ou de harceler les femmes de cette ville. Si l’un d’entre vous est reconnu coupable d’agression, de viol ou de vol, il sera pendu. C’est bien clair ?
Tous gardèrent le silence un moment tandis que quelques-uns hochaient la tête pour montrer qu’ils avaient compris.
— Est-ce que c’est clair ? répéta Dash.
Cette fois-ci, ils lui répondirent à voix haute.
— Bien. Maintenant, voyons les horaires. Jusqu’à ce que nous puissions recruter davantage de personnel, vous travaillerez douze heures suivies d’une demi-journée de congé. Un jour sur cinq, la moitié d’entre vous travaillera vingt-quatre heures d’affilée tandis que l’autre moitié fera ce qu’elle voudra de sa journée. Si vous connaissez quelqu’un en âge de porter une arme et digne de confiance, envoyez-le-moi.
D’un geste, il divisa les quarante recrues en deux groupes.
— Vous, dit-il à celui de droite, vous êtes l’équipe de jour. Et vous, ajouta-t-il en se tournant vers sa gauche, celle de nuit. Trouvez-moi encore une vingtaine d’hommes capables et nous pourrons faire trois tours de garde.
Les recrues acquiescèrent.
— Le palais nous servira de quartier général jusqu’à ce que l’on ait reconstruit la prison et la cour de justice. Les geôles du palais sont les seules dont nous disposions pour l’instant. Il n’y a pas beaucoup de place, alors n’allez pas me les remplir avec des ivrognes et des cogneurs. Si vous devez mettre fin à une bagarre, renvoyez les participants chez eux avec un coup de pied aux fesses. Par contre, si vous devez les arrêter, ne faites pas les timides. Si les gens sont trop stupides pour ne pas saisir l’occasion de s’en tirer avec un simple avertissement, c’est qu’ils ont besoin de voir un juge.
« Nous allons annuler le couvre-feu du marché de la vieille ville : c’est là-bas que les gens font du commerce pendant que l’on reconstruit le reste de la cité, et s’il doit y avoir du grabuge, je préfère que ce soit concentré en un seul endroit. Vous pouvez donc répandre la nouvelle : à partir de maintenant, le marché sera ouvert depuis le coucher du soleil jusqu’à minuit. Le reste de la ville restera sous couvre-feu, sauf si les gens rentrent du marché, bien sûr. Par contre, il vaudra mieux pour eux qu’ils nous montrent les marchandises qu’ils y auront achetées ou l’or qu’ils y auront gagné.
« Si quelqu’un vous pose problème, occupez-vous de lui. On n’aura pas assez de monde pour vous sortir de là si vous vous retrouvez dans une mauvaise situation. (Il dévisagea chacun des hommes qu’il avait désormais sous ses ordres et ajouta :) Si vous vous faites tuer, je vous promets qu’on vous vengera.
— C’est réconfortant, commenta l’un d’eux, ce qui fit rire les autres.
— Je vais accompagner le premier groupe au marché. Ceux qui sont de nuit, allez vous coucher. Vous devrez patrouiller la cité tout entière. Si vous voyez quiconque en dehors du marché après la tombée de la nuit, arrêtez-le.
« Pour aujourd’hui, si quelqu’un vous le demande, dites que vous êtes les nouveaux policiers de cette ville. Il faut que l’on sache que l’ordre va de nouveau être instauré à Krondor. Maintenant, allons-y.
Les vingt hommes qui travaillaient de jour se levèrent et suivirent Dash à l’extérieur de la pièce. Ce dernier traversa la cour d’honneur du palais et franchit le pont-levis qui venait tout juste d’être réparé. En revanche, les douves qui entouraient les remparts étaient toujours à sec. Une partie du système d’écoulement des eaux était toujours en travaux et les douves allaient continuer à isoler le palais du reste de la cité pendant encore quelques semaines.
— Si personne ne vous pose de problème et ne vous oblige à le traîner en prison, ne restez pas plantés là à attendre que ça se passe, reprit Dash en traversant le pont-levis. Je veux que vous visitiez chaque endroit dans la limite de votre circuit. Il faut que les citoyens voient beaucoup de brassards rouges… Laissons-les croire qu’il y a une douzaine d’hommes là où, en réalité, vous êtes seuls. Si on vous pose la question, dites que vous ne savez pas combien vous êtes exactement, mais que vous êtes nombreux.
Ses compagnons hochèrent la tête. Tandis qu’ils prenaient la direction du marché, Dash commença à les répartir par groupes de deux et à faire prendre à chacun un itinéraire différent, distribuant ses consignes en ce premier jour où il entrait dans ses nouvelles fonctions. Plus d’une fois, en son for intérieur, il maudit Patrick de l’avoir choisi.
Dash n’avait plus que quatre hommes avec lui lorsqu’il arriva sur la place du marché. Peu après la construction du donjon d’origine, lorsque le premier prince de Krondor avait fait de cette cité la capitale de l’Ouest du royaume des Isles, les commerçants, les pêcheurs et les fermiers du coin avaient commencé à se retrouver régulièrement sur ce marché pour échanger, négocier ou vendre leurs produits. Au fil des ans, la cité avait grossi et s’était développée au point que la majeure partie des échanges avait désormais lieu entre hommes d’affaires et prenait place dans tous les quartiers. Cependant, l’ancienne place du marché était toujours là et c’était vers elle que la cité en pleine renaissance s’était tournée pour retrouver son âme financière. Il y avait là une foule d’hommes et de femmes de toutes les conditions : marchands ou nobles, pêcheurs ou fermiers, commerçants ou colporteurs, ainsi que la cohorte habituelle de putains, de mendiants, de voleurs et de vagabonds.
Plusieurs personnes dévisagèrent les cinq hommes d’un œil méfiant car la majorité des soldats étaient partis dans le Sud avec Duko ou dans le Nord avec les armées de l’Ouest et l’on ne voyait plus que rarement des individus armés d’une épée. Seule la garde royale du prince était restée, mais ses membres ne sortaient pas du palais.
Non loin de l’endroit où ses compagnons et lui débouchèrent sur la place, Dash repéra un visage familier. Luis de Savona était occupé à décharger un chariot, secondé par une femme en qui Dash reconnut, non sans surprise, l’épouse de Roo Avery, Karli.
— Commencez à vous balader parmi la foule, ordonna Dash à ses hommes. À moins qu’un meurtre soit sur le point d’avoir lieu, contentez-vous de regarder.
Les nouveaux agents de police se séparèrent et Dash en profita pour rejoindre Luis et Karli. Un commerçant du coin observait attentivement les gestes de Luis, qui tendait des cartons de marchandises à son commis.
— Madame Avery ! Luis ! Comment allez-vous ?
Luis regarda dans la direction du jeune homme et sourit.
— Dash ! C’est bon de vous revoir.
— Quand êtes-vous arrivé à Krondor ?
— Très tôt ce matin, répondit Luis.
Ils se serrèrent la main.
— J’ai été navrée d’apprendre la disparition de votre père, déclara Karli. Je me souviens encore du jour où je l’ai rencontré, lorsqu’il est venu chez nous. (Elle jeta un coup d’œil où se tenait autrefois sa maison, juste en face du Café de Barret, qui n’était plus désormais qu’un squelette noirci.) Il s’est montré très gentil envers Roo et envers moi.
— Merci. C’est très difficile, mais… Enfin, vous avez perdu votre père, vous aussi, vous savez ce que c’est.
La jeune femme acquiesça.
Luis désigna le brassard que portait Dash.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Je suis le nouveau shérif de Krondor. C’est à moi qu’il revient de faire respecter la loi dans la cité.
Luis sourit.
— Vous feriez mieux de revenir travailler pour Roo. Vous y perdriez votre titre de noblesse, mais vous gagneriez plus en travaillant moins.
Dash éclata de rire.
— Vous avez sûrement raison mais, dans l’état actuel des choses, nous manquons de personnel et le prince Patrick a besoin de toutes les bonnes volontés. (Il jeta un coup d’œil aux marchandises.) Ça vient de la Lande Noire ?
— Non, répondit Luis. Nous avons vendu les marchandises de la Lande Noire dès notre arrivée, tôt ce matin. Cette cargaison-ci provient de la Côte sauvage, en réalité. Les navires ne peuvent toujours pas rentrer dans le port, alors ils mouillent au large de La Pêche et nous amenons les marchandises à terre grâce aux bateaux de pêche.
— Comment va votre frère ? demanda Karli.
— Bien, il est en mission pour Patrick. Il doit se trouver à mi-chemin de Port-Vykor à l’heure qu’il est.
Luis termina de descendre la cargaison en disant :
— Donnez-moi une minute et je vous offre une bière.
— Elle sera la bienvenue, Luis.
Karli recompta les pièces d’or que lui donnait le commerçant, sous l’œil vigilant du garde du corps de ce dernier.
— Luis, nous ne pouvons pas faire boire le jeune Dash plus que de raison, tempéra-t-elle. Nous devrions plutôt lui proposer de manger un morceau avec nous. (Elle regarda l’intéressé.) Vous avez faim ?
— Plutôt, oui.
Ils traversèrent le marché jusqu’à une cuisine en plein air où l’on vendait des tourtes à la viande. Karli en acheta trois, puis se rendit avec ses compagnons à un chariot où l’on vendait de la bière. Luis commanda trois chopes bien fraîches. Après quoi, comme la plupart des gens qui mangeaient sur le marché, ils restèrent debout et s’efforcèrent de ne pas gêner la foule qui arpentait les allées.
— Je ne plaisantais qu’à moitié, vous savez, reprit Luis. On aurait bien besoin de vos services. Les choses commencent à revenir à la normale et les hommes de talent comme vous vont devenir riches. (Il ponctua son discours d’un geste de sa main infirme tout en tenant la tourte de l’autre.) Depuis qu’Helen et moi nous sommes mariés, Roo me laisse diriger Avery & Jacoby quand il n’est pas là.
— D’ailleurs, c’est devenu Avery & DeSavona, intervint Karli. Helen y tenait beaucoup.
Luis esquissa un petit sourire.
— Ce n’était pas mon idée. (Il posa la tourte et souleva la chope de bière en étain.) Je suis si occupé que je ne sais pas ce que je vais faire après. Les constructeurs de chariot à la Lande Noire sont en train de remettre notre entreprise de transport au niveau où elle était avant la destruction de la cité et les demandes de livraison commencent à affluer.
— Qu’en est-il des autres affaires que possédait Roo ?
Luis haussa les épaules.
— Pour ma part, je dirige Avery & DeSavona. Le reste appartenait en majorité à la compagnie de la Triste Mer. Mais j’ai l’impression que l’entreprise en question est partie en fumée avec une grande partie de la cité. Je sais que Roo possédait également des intérêts dans l’Est, mais je crois qu’il a beaucoup emprunté pour pouvoir remettre cette entreprise-ci à flot. J’en sais beaucoup sur ses affaires, mais il y a encore plus de choses que j’ignore.
Il regarda Karli.
— Roo me tient au courant de tout ce qui concerne ses affaires, reconnut la jeune femme. Excepté ce qui a trait à la couronne. Je crois que le royaume lui doit beaucoup d’argent.
— N’en doutez pas, fît Dash. Mon grand-père a contracté plusieurs gros prêts auprès de la compagnie de la Triste Mer. (Il regarda autour de lui.) Je ne doute pas que le royaume finira par rembourser votre mari mais, comme vous pouvez le voir, il y a beaucoup de réparations à faire avant de pouvoir éponger les dettes. (Il termina sa tourte et vida sa chope d’un long trait.) Je vous remercie pour le repas…
Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase car un cri s’éleva dans l’allée voisine et le poussa à se retourner.
— Au voleur !
Dash s’élança en courant vers l’origine de l’incident. Au détour d’un étal, il aperçut un homme qui courait droit vers lui mais qui regardait par-dessus son épaule. Dash rassembla son courage et, au moment où l’individu tourna la tête pour regarder devant lui, le frappa en travers de la poitrine en tendant le bras. Comme Dash s’y attendait, le voleur perdit l’équilibre et tomba à la renverse.
Dash s’agenouilla et posa la pointe de son épée contre la gorge du voleur avant que celui-ci ait eu le temps de reprendre ses esprits.
— Alors, on est pressé ?
L’homme fit mine de bouger, mais se ravisa lorsque Dash accentua la pression de sa lame.
— Plus maintenant, répondit le voleur en faisant la grimace.
Deux des agents de Dash apparurent.
— Emmenez-le au palais, ordonna le jeune homme.
Il regarda ses recrues remettre le voleur debout et l’emmener. Puis il rejoignit Luis et Karli qui terminaient leur repas.
— Je vais devoir vous emprunter votre chariot un moment.
Dash s’avança vers le chariot d’Avery & DeSavona, grimpa dessus et se mit debout sur le siège du conducteur.
— Je m’appelle Dashel Jameson ! Je suis le nouveau shérif de Krondor ! Les hommes qui portent des brassards rouges comme le mien sont mes agents ! Faites circuler la nouvelle : la loi va de nouveau être appliquée à Krondor !
Plusieurs marchands applaudirent sans grand enthousiasme, mais la plus grande partie des gens rassemblés sur le marché paraissaient indifférents ou ouvertement méprisants. Dash retourna auprès de Karli et de Luis.
— Eh bien, je crois que ça s’est plutôt bien passé, vous ne trouvez pas ?
Karli se mit à rire tandis que Luis répondait :
— Il y en a beaucoup sur cette place qui préféreraient ne pas voir l’ordre s’instaurer de nouveau dans la cité.
— Et je crois que je viens de repérer l’un d’entre eux. Excusez-moi, fit Dash avant de s’élancer parmi la foule à la poursuite d’un gamin qui venait de dérober une babiole à un marchand distrait.
Karli et Luis le regardèrent disparaître au sein de la foule.
— J’ai toujours apprécié ce jeune homme, commenta la première.
— Il ressemble beaucoup à son grand-père, ajouta le second. C’est un charmant voyou.
— Ne dites pas ça. Il a bien trop le sens du devoir pour être un voyou.
— Me voilà remis à ma place. Vous avez raison, bien sûr.
Karli se mit à rire.
— Helen vous a bien éduqué, n’est-ce pas ?
Luis rit à son tour.
— C’était facile. Je ne voudrais pas la rendre malheureuse.
— Ça ne risque pas d’arriver, riposta Karli. Allons, il y a une autre cargaison qui nous attend sur les quais. Allons la chercher.
Comme Luis montait sur le chariot, Karli mit la main derrière elle, sur ses reins, et s’étira.
— Je ne tiendrai plus comme ça très longtemps. J’espère que Roo a fini et reviendra bientôt du Nord.
Luis hocha la tête tandis que la jeune femme grimpait à bord du chariot. Puis il fit claquer les rênes et les chevaux prirent la direction du port.
Messire Vasarius jeta un coup d’œil sur sa gauche.
— Vous êtes venu vous moquer de moi, Avery ?
— Pas du tout, messire Vasarius. Je suis venu profiter de la brise du soir, tout comme vous.
Le noble quegan regarda son ancien associé devenu son ennemi.
— Votre capitaine s’est montré presque aimable en m’autorisant à sortir un peu de ma cabine.
— Comme il se doit eu égard à votre rang. Si la situation avait été inversée, j’imagine qu’en ce moment, je serais au fond de la cale d’une galère quegane en train de manier une rame.
— Comme il se doit eu égard à votre rang, répliqua Vasarius.
Roo éclata de rire.
— Je vois que vous n’avez pas tout à fait perdu votre sens de l’humour.
— Je ne plaisantais pas, répliqua le noble d’un air impassible.
Le sourire de Roo s’évanouit.
— Eh bien, on dirait que le destin a voulu que vous subissiez un sort beaucoup moins dur que celui qui m’aurait été réservé.
— Je vous aurais fait tuer.
— Je n’en doute pas. (Roo garda le silence un moment avant de reprendre :) Mon prince va certainement vous renvoyer à Queg à bord du premier navire en provenance des Cités libres, car il ne désire pas contrarier davantage votre empereur. Il me semble donc que nous avons là une occasion de parvenir à un compromis.
Vasarius se tourna pour dévisager Roo.
— Un compromis ? Pour quoi faire ? Vous avez gagné. Je suis au bord de la ruine. J’ai engagé jusqu’à mon dernier sou pour acheter les navires et les marchandises que nous avons vendues à Fadawah. Mon or repose à présent au fond de la mer et je ne vois pas comment vous pourriez m’aider, puisque c’est vous qui avez coulé mon trésor !
Roo haussa les épaules.
— À proprement parler, c’est vous qui avez coulé le trésor. Moi, j’essayais juste de le voler. Dans tous les cas, ces richesses appartenaient aux citoyens du royaume ou provenaient peut-être de ce continent à l’autre bout du monde. J’ai donc du mal à vous plaindre, si vous voyez ce que je veux dire.
— Pas vraiment. Mais c’est une discussion purement académique, n’est-ce pas ?
— Pas nécessairement.
— Si vous avez une proposition à faire, allez-y, s’impatienta le noble quegan.
— Je ne suis pas responsable de votre cupidité, Vasarius. Si vous aviez fait preuve d’un tant soit peu de prudence, vous n’auriez pas envoyé votre flotte tout entière dans les passes des Ténèbres sur la foi d’une simple rumeur.
Vasarius se mit à rire.
— Une rumeur que vous avez pris soin de répandre.
— Bien sûr, reconnut Roo, mais si vous vous étiez renseigné sérieusement, vous auriez réfléchi avant de vous lancer dans cette aventure.
— Votre duc James était bien trop malin pour ça. Je suis sûr que si j’avais mené mon enquête, j’aurais déniché encore davantage de rumeurs au sujet d’une immense flotte rapportant de l’or d’un continent situé à l’autre bout du monde.
— Je l’admets. James possédait l’esprit le plus fascinant que j’aie jamais connu. Mais ce n’est pas là où je voulais en venir. L’important, c’est que vous avez autant à gagner que moi et nous devons nous mettre d’accord là-dessus avant d’arriver à Krondor.
— De quoi s’agit-il ?
— Du prix de ma vie.
Vasarius dévisagea Roo pendant un moment avant de dire :
— Je vous écoute.
— Je comptais emmener votre navire au trésor à Krondor. Je vous aurais rendu le vaisseau, car je ne voudrais pas que l’on me prenne pour un pirate, mais l’or appartenait au royaume et devait lui être restitué. (Il sourit.) Il se trouve que la couronne me doit énormément d’argent et je pense que j’aurais récupéré une bonne partie du trésor pour éponger cette dette. Donc, dans un sens, ce trésor est plus à moi qu’à vous.
— Avery, votre logique me stupéfie.
— Merci.
— Ce n’était pas un compliment. De plus, le trésor repose au fond de l’océan au moment où nous parlons.
— C’est vrai, mais je sais comment le récupérer, déclara Roo.
Vasarius plissa les yeux.
— Et vous avez besoin de moi pour ça ?
— Non, pour être franc, je n’ai pas du tout besoin de vous. En fait, à moins que vous connaissiez un magicien, vous ne m’êtes d’aucune utilité. Je peux m’adresser à la guilde des renfloueurs de Krondor. Ils sont très occupés à nettoyer le port pour le moment mais le prince me laissera sûrement en emprunter quelques-uns pour un tarif raisonnable.
— Dans ce cas, pourquoi venir m’en parler ?
— Parce que j’ai une offre à vous faire. Je m’approprierai ce que je récupérerai de l’océan. Je devrai en donner un dixième à la couronne pour avoir interrompu le nettoyage du port. Et je serai obligé de lui réclamer le reste en paiement de ma dette, j’en ai bien peur. Sans compter qu’il faudra payer le tarif de la guilde. Mais je suis prêt à diviser équitablement ce qui restera et à en envoyer la moitié à Queg.
— En échange de quoi ?
— Votre promesse de ne pas engager un assassin hautement qualifié dès que vous rentrerez chez vous.
— C’est tout ?
— Non, je veux que vous fassiez le serment de ne jamais vous en prendre à moi ou à ma famille et de ne jamais laisser un Quegan sur qui vous avez de l’influence nous poser un problème.
Vasarius garda le silence pendant un très long moment et Roo résista à l’impulsion de parler.
Enfin, le noble quegan reprit la parole :
— Si vous arrivez à renflouer le navire et à me donner la moitié du trésor moins la part du prince et le tarif de la guilde, alors je veux bien renoncer à exercer des représailles contre vous ou votre famille.
L’air nocturne était plutôt frais si bien que Roo serra les bras contre son corps.
— Voilà qui me soulage d’un grand poids.
— Y a-t-il autre chose ?
— Une suggestion, peut-être.
— Laquelle ? demanda Vasarius.
— Lorsque la guerre contre Fadawah sera finie, il y aura de nombreuses opportunités de réaliser des bénéfices – mais pas si une guerre éclate entre Queg et le royaume. Nos deux pays ont suffisamment souffert du passage des envahisseurs dans la Triste Mer ; des combats supplémentaires ne feraient que nous saigner à blanc, tous.
— Je suis d’accord. Nous ne sommes pas prêts à faire la guerre.
— Le problème n’est pas là, rétorqua Roo. Le problème, c’est que quand vous serez prêts à la faire, ça ne profitera toujours pas aux deux camps.
— C’est à nous d’en décider, protesta le Quegan.
— Allons, si vous ne partagez pas mon point de vue, essayez au moins d’envisager ceci : il y aura beaucoup à reconstruire tout autour de la Triste Mer lorsque la guerre contre Fadawah s’achèvera et ceux qui ne se battront pas pourront récolter une bonne partie des bénéfices. J’aurai besoin d’associés dans un certain nombre d’affaires que je compte entreprendre.
— Vous avez l’audace de me proposer un nouveau partenariat alors que j’ai fait cette terrible erreur une fois ?
— Non, mais si un jour vous avez envie de vous associer à nouveau, je serai là, prêt à vous écouter.
— J’en ai assez entendu, décréta Vasarius. Je retourne dans ma cabine.
— Réfléchissez-y, messire, insista Roo comme le noble quegan s’éloignait. Un grand nombre d’individus vont avoir besoin d’un moyen de transport pour traverser la Mer sans Fin et retourner sur Novindus. Or, il y a peu de navires. Les tarifs d’une telle traversée risquent d’être élevés, croyez-moi.
Vasarius hésita un bref instant, puis se remit en route et disparut dans l’escalier qui menait au pont principal et aux cabines en dessous.
Roo se retourna pour contempler la nuit remplie d’étoiles et l’écume des vagues.
— Je le tiens ! chuchota-t-il pour lui-même.
Jimmy avait l’impression d’avoir reçu un coup de pied dans les côtes, car il avait du mal à respirer. Il sentit quelqu’un tirer sur son col et entendit une voix lointaine qui disait :
— Buvez ceci.
Quelque chose d’humide effleura ses lèvres et de l’eau fraîche lui coula dans la bouche. Aussitôt, le jeune homme se mit à boire, par réflexe. Brusquement, son estomac se révolta. Il recracha toute l’eau et se convulsa, soutenu par des mains puissantes.
Ses yeux refusaient de s’ouvrir, ses tempes bourdonnaient et son dos lui faisait mal comme s’il avait été frappé à coups de massue. De plus, il avait souillé son pantalon avec ses propres excréments. De nouveau, on lui glissa un verre entre les lèvres et une voix recommanda à son oreille :
— Buvez lentement.
Jimmy laissa l’eau s’écouler doucement dans sa gorge et cette fois son estomac ne protesta pas. D’autres mains soulevèrent le jeune homme et le déplacèrent.
Il perdit conscience.
Un peu plus tard, il se réveilla à nouveau et s’aperçut qu’une demi-douzaine d’hommes armés avaient monté un camp.
— Est-ce que vous vous sentez de boire encore un peu d’eau ? demanda l’un d’eux.
Jimmy acquiesça et le soldat lui rapporta un verre. Le jeune homme but et s’aperçut alors qu’il avait terriblement soif. Il but encore mais, au bout du troisième verre, l’autre rangea la gourde en disant :
— Ça suffit – en tout cas, pour l’instant.
— Qui êtes-vous ? demanda Jimmy d’une voix qui lui parut rauque et lointaine, comme si elle appartenait à un étranger.
— Je suis le capitaine Songti. Je vous ai reconnu. Vous êtes celui que l’on appelle le baron James.
Jimmy se redressa.
— Depuis, je suis devenu comte. J’ai reçu un nouveau titre. (Il regarda autour de lui et vit que le soleil se levait.) Combien de temps suis-je resté inconscient ?
— Nous vous avons trouvé une heure après le coucher du soleil. On se préparait à monter le camp pas très loin d’ici et j’ai envoyé un cavalier explorer la zone, comme je le fais toujours. Il a vu votre feu de camp et quand on est allés voir de quoi il s’agissait, on vous a trouvé allongé là. Il n’y avait pas de sang, alors on s’est dit que vous aviez dû faire une intoxication à cause de la nourriture.
— J’ai été empoisonné par du vin, expliqua Jimmy. Mais je n’en ai pas bu beaucoup.
— Vous avez le palais fin, approuva le capitaine, un homme au visage rond pourvu d’un collier de barbe. Cela vous a sauvé la vie.
— Je me demande si Malar essayait vraiment de me tuer. Il aurait facilement pu m’égorger s’il l’avait voulu.
— Peut-être, reconnut Songti. Ou alors il s’est enfui précipitamment parce qu’il avait peur de nous. Il a très bien pu partir quelques minutes seulement avant notre arrivée – à moins qu’il nous ait entendus et que nous, on ne l’ait pas vu. Je ne sais pas.
Jimmy hocha la tête et regretta aussitôt son geste, qui lui fit voir trente-six chandelles.
— Où est mon cheval ?
— Il n’y a pas de cheval ici. On n’a trouvé que vous, votre tapis de sol, le feu qui couvait et le verre vide que vous teniez.
Jimmy tendit la main.
— Aidez-moi à me lever.
— Vous devriez vous reposer.
— Capitaine, aidez-moi à me lever, répéta Jimmy d’un ton péremptoire.
Songti obéit.
— Auriez-vous des vêtements de rechange à me prêter ? demanda le jeune homme lorsqu’il fut debout.
— Hélas non. On n’est plus qu’à trois jours de Port-Vykor et prêts à rentrer.
— Trois jours…, répéta Jimmy. (Il se tut un moment puis demanda :) Aidez-moi à marcher jusqu’à la crique.
— Puis-je vous demander pourquoi ?
— Parce que j’ai besoin de prendre un bain et de laver mes vêtements.
— Je comprends, fit le capitaine, mais on ferait mieux de retourner aussi vite que possible à Port-Vykor pour que vous puissiez récupérer à votre aise.
— Non, parce que, quand j’aurai pris mon bain, j’aurai autre chose à faire.
— Quoi donc, messire ?
— Il faut que je retrouve quelqu’un, répondit Jimmy en regardant la route qui partait en direction du sud-est. Et quand ce sera fait, il faudra que je le tue.